Quinze secondes

Kaidan resta un moment à fixer la porte fermée de la cabine de Shepard. Des images et des sons des dernières vingt-quatre heures ne cessaient de tourner dans sa tête, le laissant avec une sensation maladive lui oppressant la poitrine. De toutes évidences, même Shepard devait sans doute ressentir tout le malaise de la situation. Il avait besoin de lui en parler, de voir comment elle se sentait, de sortir tout ce qu’il avait sur le coeur. Il ne cessait de se dire qu’il avait confiance dans le jugement de Shepard et dans ses décisions, mais malgré tout, le doute ne cessait de l’étreindre. Shepard n’avait jamais aimé Ashley. Elle n’avait jamais aimé que Kaidan apprécie la jeune marine. Il n’arrêtait pas d’y penser. Etait-ce la raison pour laquelle Shepard avait laissé Ashley derrière?

Il ouvrit la porte résolumment sans prendre la peine de frapper. Shepard se tourna vers la porte quand il entra et ne montra aucune surprise avant de lui adresser un sourire. Elle était apparemment en train de monter une de ses maquettes de vaisseaux – un croiseur Turien de ce que pouvait en voir Kaidan – et elle se remit à sa tache quand il eut fermé la porte derrière lui. Ses cheveux blonds étaient ramenés dans leur queue de cheval habituelle mais une mêche rebelle s’était détachée et lui tombait devant les yeux. Ce n’était pas suffisant cependant pour qu’elle s’arrête et elle essayait simplement de la pousser de devant ses yeux en soufflant dessus d’un air ennuyé, les mains occupées sur son modèle réduit. Kaidan resta à la porte à la regarder, essayant d’ignorer les battements de son coeur et de se concentrer sur la raison pour laquelle il était là. Finalement, elle abandonna le modèle, repoussa la mèche rebelle derrière son oreille et se tourna vers lui.

“Qu’est-ce qui vous amène ici, mon cher Lieutenant?” demanda-t-elle sur un ton enjoué, un sourire séducteur apparaissant sur ses lèvres.

N’importe quel autre jour, Kaidan aurait été flatté, troublé, heureux de l’humeur joyeuse de Shepard et de son plaisir évident à le voir. Une part de lui l’était. Mais il détestait cette part. La dernière chose dont il avait besoin maintenant, c’était de désirer Shepard.

“Je suis venu voir comment tu allais,” répondit-il sur un ton peu assuré.

Shepard repoussa prudemment les morceaux du modèle réduit éparpillés sur la table avant de s’y appuyer. Elle croisa les bras sur sa poitrine et fronça les sourcils.

“Voir comment j’allais?” demanda-t-elle nonchalamment.

Kaidan la dévisagea intensèment pendant quelques secondes, cherchant dans ses yeux bleus clairs, ses sourcils levés et ses lèvres retroussées un signe quelconque d’inconfort ou de bravade.

“Après ce qui s’est passé sur Virmire.”

“Il n’y avait rien d’autre faire.” répondit-elle immédiatement avec un haussement d’épaule. “C’est fini.”

Et avec ça, elle se retourna vers le modèle et commença à rassembler les morceaux qu’elle avait repoussés une minute plus tôt.

Kaidan fit les quelques pas qui les séparait et s’arrêta juste à côté d’elle.

“Comment peux-tu dire ça?” demanda-t-il. “Comme ça? Ash est morte.”

“Je m’en souviens,” répondit Shepard sans se tourner vers lui.

“Pourquoi?” reprit-il. “Pourquoi l’avoir laissée derrière? Garrus m’a dit que vous étiez presque à la tour quand tu as fait demi-tour. Peut-être qu’il y avait le temps.”

“Il n’y avait pas assez de temps pour tous les deux,” répliqua Shepard séchèment, toujours concentrée sur son modèle. “Je ne peux pas fabriquer du temps, mais je peux prendre des décisions.”

“Alors pourquoi avoir prise celle là?”

“C’était la bonne décision.”

“Tu étais plus près de sa position que la mienne. Pourquoi es-tu revenue?”

“Qu’est-ce que tu veux que je te dise?” cracha-t-elle, clairement ennuyée désormais. “Vous voulez que votre Commandant justifie ses choix Lieutenant?”

Kaidan fit une légère grimace à cet éclat, mais il ne recula pas. Cette réaction n’était pas surprenante. Il soupira, ferma brièvement les yeux et continua.

“Je ne suis pas venu parler à mon Commandant,” répondit-il prudemment. “Je parle à une amie.”

Une expression indéchiffrable apparut sur le visage de Shepard.

“Une amie maintenant?” demanda-t-elle. Elle fit une pause en voyant la gêne sur le visage de Kaidan, puis reprit. “J’avais dans l’idée que tu voulais plus que ça.”

“On sait tous les deux ce que je veux dire par là,” reprit-il sur un ton de nouveau plus ferme. “C’est exactement de ça dont je parle. Je veux dire…” Il s’arrêta, hésita. Il n’était pas sûr que ce soit une bonne idée d’aborder le sujet qu’il avait en tête, mais il en avait besoin. “Je veux dire, Ash n’était pas une rivale. Elle ne l’a jamais été.”

Shepard comprit alors où il voulait en venir. Un sourire narquois se dessina lentement sur ses lèvres et une lueur amusée s’alluma dans ses yeux.

“Tu penses que je croyais que c’était le cas?” demanda-t-elle sur un ton de surprise évidente.

Elle semblait presque offensée, et il y avait même une once de mépris dans sa voix. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, Kaidan eut envie de la frapper.

“Tu agissais clairement comme si,” répondit-il sur un ton glacial.

Ils se dévisagèrent un moment en silence, puis le sourire sur les lèvres de Shepard disparut lentement alors que ses narines frémissaient de colère.

“Alors c’est ça? c’est pour ça que tu es venu ici? Pour t’assurer que je n’avais pas envoyée une femme à la mort parce que je pensais qu’elle était une menace sur le plan romantique?”

“Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire,” Kaidan tenta de faire marche arrière, mais il réalisa alors que non seulement c’était exactement ce qu’il venait de lui dire, mais que l’idée lui avait en effet traversé l’esprit.

“C’est exactement ce que tu as voulu dire,” répliqua Shepard, tout amusement désormais disparu pour de bon. “Laisse moi te dire la chose suivante Alenko,” elle se dressa bien droite, laissant la table et le modèle derrière elle.

“Shepard…” tenta Kaidan, mais elle l’interrompit.

“Ferme la et écoute,” fit-elle, son ton aussi froid que ses yeux bleus glacials plantés dans les siens. “Je n’ai pas envoyé une bonne marine à la mort, l’ainée de trois jeunes soeurs, et la fille de la veuve d’un soldat de l’Alliance, parce qu’elle aurait pu, ou pas, être une rivale pour moi. Non seulement, elle ne l’était absolument pas, mais crois-tu vraiment que c’est la façon dont le Commandant Shepard prend des décisions de vie ou de mort?”

“Shepard, ce n’est pas…”

“Ferme la,” l’interrompit-elle de nouveau. “Je n’ai jamais aimé Williams, c’est vrai. Tu es important pour moi, c’est vrai aussi. Est-ce que ces deux faits ont compté au moment de prendre ma décision? Oui.”

Kaidan baissa les yeux et son estomac se noua. Il était venu pour la confronter à cet exact sujet, mais maintenant il ne voulait plus l’entendre.

“Mais pas de la façon dont tu le crois.” reprit Shepard après ce qui sembla être une pause douloureusement longue. “Tu veux savoir pourquoi je suis revenue pour toi? Alors écoute: je suis revenue parce que tu es un Officier et pas elle, je suis revenue parce que tu es un bon biotique et pas elle. Ce sont les raisons pour lesquelles j’ai choisi de sauver tes fesses plutôt que les siennes, et ce sont les seules raisons. Si les choses avaient été inversées en ce qui concerne les sentiments, je t’aurais sauvé quand même. La seule différence c’est que j’aurais mis plus de temps à prendre cette décision. Le fait que je t’aime plus qu’elle? J’ai pris la décision en cinq secondes plutôt qu’en vingt.”

Elle se tut et Kaidan observa attentivement la façon dont sa poitrine se soulevait un peu plus rapidement que précédemment, la façon dont une fragilité atypique brillait dans ses yeux bleus.

“Je suis désolé,” dit-il finalement. “Je…”

“Non”, interrompit-elle. “Elle était importante pour toi. Je comprends.”

Un silence embarrassé s’ensuivit, et Kaidan pensa qu’il valait mieux en rester là.

“Je devrais y aller,” fit-il. “On se verra plus tard.”

Il se tourna pour partir mais avant qu’il atteigne la porte, elle le rappela.

“Kaidan…” lui dit-elle sur le ton le plus doux qu’il lui ait jamais connu. “Je sais que tu n’as pas envie d’entendre ça… mais pour ce que ça vaut, je suis soulagée que les choses se soient passées ainsi. Je ne crois pas que j’y arriverais sans toi.”

Il ressentit un soudain regain d’affection pour elle, et pendant un moment il se demanda s’il devrait retourner vers elle et la prendre dans ses bras. Avant qu’il n’ait pu prendre une décision, elle se reprit et le masque du Commandant se remit en place sur son visage.

“Toutes mes condoléances,” ajouta-t-elle avant de se retourner vers son modèle.

Il hocha la tête lentement, l’observa encore une minute ou deux, et finalement quitta la pièce.