Après la guerre

C’est un soir sombre, une nuit sans lune, un ciel noir d’encre qu’aucune lueur ne perce. D’étoiles, il n’y a point. On croirait qu’elles ont toutes pâlies en signe de deuil. Derrière les collines qui surplombent Athènes s’élèvent les lourdes colonnes de temples grecs tout droit sortis des temps antiques. Il est tard et seul le silence emplit ce lieu sacré qu’est le sanctuaire d’Athéna. Il y a quelques heures, de longs tintements de cloches ont résonné dans toute la vallée pendant un long moment. Des volées de cloches joyeuses. Des volées de cloches qui célébraient le retour d’Athéna en son domaine après treize ans d’une trop longue absence. Il y a quelques heures à peine, cinq chevaliers de bronze ont franchi à moitié morts le seuil des douze maisons du zodiaque, garantes de la sécurité du sanctuaire et de ses habitants. Pour la première fois dans la longue histoire guerrière du sanctuaire, des hommes ont réussi à parvenir jusqu’au grand pope après avoir vaincu tour à tour chacun de ses plus puissants défenseurs. Un exploit. Un miracle. Impensable. Inconcevable. Et pourtant…

Pourtant, Saga le traître, si puissant fut-il, a été démasqué, détrôné, vaincu enfin. Les chevaliers d’or qui l’avaient suivi aveuglement ou non, sont morts ou savent maintenant la félonie dont ils ont été à la fois victimes et acteurs. Mu, le chevalier d’or du Bélier, le seul qui ait su la vérité, a repris sa place au sanctuaire.

Le retour d’Athéna aurait du déclencher de grandes fêtes. Fêtes il y a eu bien sûr, mais rapides, discrètes. En effet, comment se réjouir de cette victoire sans ceux qui en ont été les principaux artisans ? Les cinq héros du jour sont tous à l’hôpital dans un état grave. On attendra qu’ils se rétablissent pour fêter ça. Et comment se réjouir également sans penser à tous ceux qui ont laissé leur vie dans l’aventure ? Cinq chevaliers d’or ont péri en moins d’une journée pour défendre une cause qui n’était pas la leur, en s’opposant à ce qu’ils auraient du défendre. Et on ne compte pas les nombreux chevaliers d’argent qui ont été tués dans les semaines précédentes pour les mêmes raisons… Et comment se réjouir lorsque seule la honte submerge les survivants qui n’ont pas su voir à temps leur erreur ?

Ce soir, tout est silencieux au sanctuaire car nul n’a le cœur à la fête. Aucun mouvement, aucun son ne semble déranger ce silence de lendemain de guerre…

Et pourtant, des pas feutrés se font entendre dans les longs escaliers de pierre qui séparent les maisons du zodiaque, qui conduisent jusqu’au palais du pope et d’Athéna. Un homme descend aussi silencieusement qu’il le peut les marches qu’ont gravi il y a si peu de temps les chevaliers de bronze, encore renégats à ce moment là. Un homme au cœur lourd, un homme à l’esprit déchiré, torturé par les regrets, les remords, la souffrance. Il traverse chaque maison en silence. Il sait qu’aucun chevalier d’or ne lui demandera quoi que ce soit. Il sait bien qu’ils ne se lèveront pas, qu’ils le laisseront tout simplement traverser leur demeure en respectant son silence. Alors il franchit chaque maison, les mains profondément enfoncées dans les poches, les yeux dans le vague, le pas parfois hésitant. A chaque pas, chaque marche, chaque maison, son cœur se gonfle un peu plus… Mon dieu, il aurait pu…

Les larmes lui montent aux yeux, puis lentement coulent sur ses joues pâles. Il aurait pu mais il ne l’a pas fait.

Le voilà maintenant dans le village. Ses pas hésitants finissent par le conduire devant la taverne du sanctuaire. Elle est encore ouverte bien sûr. Ce n’est pas un lieu pour lui. Seuls les gardes viennent ici pour s’enivrer. Les chevaliers, eux sont d’un autre rang. Mais ce soir n’est pas un soir comme les autres. Evidemment, il aurait du être préparé à vivre ce genre de journée. Il s’est entraîné pour cela. Pour ne pas avoir peur de sa propre mort, pour ne pas faire cas de celle des autres. Prêt à mourir, il l’était. Du moins le croit-il. Mais celle de Camus… Par sa faute ! Non cela, il ne peut l’accepter. Alors il pousse la porte, non sans avoir effacé ses larmes d’un revers de main. Un silence de mort salue son entrée. De nombreux gardes sont encore là et le dévisagent mi-étonnés, mi-craintifs. Mais Milo ne les regarde même pas et s’avance au bar où il s’accoude. Le tavernier délaisse rapidement ses activités et accourt auprès de ce prestigieux arrivant, un peu inquiet lui aussi.

– Que se passe-t-il ?

– Je veux boire tavernier. Donne moi ce que tu as de plus fort.

L’homme hoche la tête et ramène bientôt une grande chope d’un liquide que ne reconnaît pas Milo. A cette vue, les clients de la taverne, rassurés, reprennent leur conversation. En quelques minutes, plus personne ne fait attention à Milo. Il est devenu un client comme un autre. Milo tourne lentement son verre entre ses doigts, boit à petites gorgées. Il ignore ce que lui a servi le barman, mais ça n’a aucune espèce d’importance. Il veut boire, c’est tout. Il repense, malgré tous ses efforts pour l’oublier, à la journée qu’il vient de vivre. Sa vie n’a jamais été rose. Bien au contraire. Mais aujourd’hui, il a vécu la pire des journées de sa vie. Une journée qu’il ne pourra sans doute jamais oublier. Camus était son ami. Le seul peut-être qu’il ait jamais vraiment eu.

Camus qu’il aurait pu sauver…

Milo revoit encore le chevalier du verseau, l’air sombre, revenant de la maison de la balance. Les deux jeunes hommes ne s’étaient rien dit. Qu’y aurait-il eu à dire dans de telles circonstances ? Ils s’étaient regardés quelques minutes, puis Milo avait souri à son ami, lui avait donné une chaleureuse accolade. Il n’y avait rien d’autre à faire. Camus n’était pas de ceux que l’on réconforte par des mots inutiles. Camus s’était éloigné et au moment de franchir le seuil de la maison du scorpion, il s’était retourné et avait rendu son sourire à Milo. Puis le chevalier du scorpion avait longuement suivi du regard celui du verseau, jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue. Un étrange pressentiment l’avait alors effleuré. Le pressentiment qu’il ne verrait jamais plus Camus sourire, que jamais il ne le reverrait. Quelques heures plus tard, c’était son tour de se battre. Shiryu et Seiya avaient eu beau déjà traverser sept maisons, Milo était confiant : Il n’en ferait qu’une bouchée. Même quand Seiya l’avait touché, il n’avait pas douté. Sa fierté en avait pris un coup certes mais jamais il n’avait envisagé la défaite. L’utilisation de l’aiguille écarlate semblait lui donner raison. Et puis Hyôga était arrivé. Milo ressent encore son aura, faible et pourtant si vibrante. Il revoit la silhouette titubante se découper dans l ‘embrasure de sa porte. Il réentend les mots clairs du disciple de Camus : « Nous irons tous ensemble jusqu’au palais du pope… Pour nous rien n’est impossible… Il n’y a que les perdants pour penser une chose pareille ! »

Les perdants… Camus, j’aurai pu te sauver…

Hyôga avait ensuite réussi à l’immobiliser, le temps que Seiya et les autres puissent filer. Un chevalier de bronze l’avait immobilisé, lui Milo, le chevalier d’or du scorpion. Il devait laver son honneur, tuer l’impudent. Il avait eu l’avantage bien sûr. L’aiguille écarlate était une arme redoutable et Hyôga était encore épuisé par l’effet de la glaciation de Camus. Milo aurait pu en finir très vite. Mais il avait repensé à son ami Camus. Camus qui avait bravé les ordres du pope pour essayer de sauver son disciple. Alors il avait essayé d’expliquer à Hyôga ce que lui-même avait compris sans que Camus ne le lui dise. Il le laissait partir. Son amitié pour Camus valait bien ça. Mais Hyôga avait refusé. A moitié mort, presque vaincu déjà, il voulait se battre. Milo n’avait pas compris son entêtement. Mais il avait compris qu’il avait là un adversaire de grande valeur, un adversaire qui méritait un combat à sa mesure. Hyôga avait tout encaissé. Et après avoir reçu les quinze piqûres du scorpion, il avait réussi à geler son armure. Pour Milo, ce combat était maintenant au-dessus de tout : peu importait les ordres du pope, peu importait Camus, seul son honneur de chevalier comptait à présent. Car Hyôga avait délibérément baissé sa garde pour tenter de le vaincre. C’était une folie et il l’avait fait. Milo se souvient alors avoir été bouleversé par la vue de ce garçon, blessé à mort, rampant pour atteindre la sortie de la maison du scorpion. Pourquoi se battre encore quand il n’y a plus d’espoir ?

Alors comme mu par un réflexe, il avait couru jusqu’à Hyôga, lui avait sauvé la vie. Parce que son cœur le lui dictait. Parce que c’était ce qu’il y avait à faire. Il le savait. Et pourtant…

Pourtant quelque part au fond de son cœur, une petite voix lui disait qu’il aurait pu sauver Camus. Que s’il avait tué Hyôga, Camus serait toujours vivant. Mais c’est une voix qu’il ne veut pas écouter. Il avait agit selon son cœur, il n’y avait rien d’autre à faire. Ou voulait-il seulement s’en convaincre ?

Bien sûr, il aurait été plus simple d’en vouloir à Hyôga. Après tout Hyôga avait tué Camus. Son maître qui avait tenté de lui éviter une mort trop violente. Mais c’était le choix de Hyôga d’aller jusqu’au bout. C’était celui de Camus de lui donner toutes les chances d’y parvenir. Quelque en soit le prix. En vouloir à Hyôga ? Ce serait bien trop facile. Hyôga, lui, avait fait son devoir de chevalier. Qu’avait-il fait lui, Milo ? Il avait servi un tyran, un traître malade, tenté de tuer les véritables serviteurs d’Athéna, assassiné des hommes au nom de Saga. Probablement des innocents, des gêneurs dont le chevalier des Gémeaux voulait se débarrasser. Il ne savait pas. Il ne pouvait pas savoir. Ou ne voulait-il pas savoir ? Ne s’était-il pas voilé la face depuis le début ? Milo savait que le grand pope faisait surveiller Aiolia, que ce genre de pratique n’était pas digne de son rang. Il avait entendu parler du massacre des serviteurs, il entendait les rumeurs sur son compte. Lui-même avait reçu des ordres bien peu en rapport avec l’esprit de la chevalerie d’Athéna. Parfois il s’était surpris à s’interroger sur le bien-fondé de ses missions, sur la légitimité du chef suprême du sanctuaire. Mais il avait chassé tous ces doutes d’un revers de la main. Il ne pouvait pas douter, il n’avait pas le droit de douter. C’était ainsi. Les chevaliers d’or n’avaient aucun droit de remettre en cause leur chef et ses actes. Ou craignaient-ils de le faire ? Tant de chevaliers avaient fui le sanctuaire ! Il aurait du comprendre ! Mais maintenant, il était trop tard. Il avait choisi la voie la plus facile, celle qui dispense de se poser des questions. Et ce n’était pas la bonne. Camus est mort. Par sa faute. S’il avait tué Hyôga ou si bien avant d’en arriver là, il avait réagi, jamais tout cela ne serait arrivé. Ce soir, Camus et lui seraient assis sur les marches de l’une ou l’autre de leurs maisons, ensemble, à deviser gaiement, en regardant les étoiles. Mais cela ne serait jamais plus. Parce qu’il s’était trompé…

Milo est toujours assis au bar, son verre à la main, qu’il porte parfois machinalement à ses lèvres. Mais le bar n’existe plus, le sanctuaire n’existe plus. Il n’y a plus que lui et cette idée obsédante : il aurait pu sauver Camus s’il ne s’était pas trompé. Il s’est trompé à chaque étape : il aurait du défier Saga, il aurait du tuer Hyôga. Mais il n’a rien fait. Et maintenant, il en est réduit à pleurer le sort, à pleurer son impuissance, à pleurer ses erreurs. Que dirait Camus s’il le voyait ainsi ? Que penserait Camus à sa place ? Camus dirait sûrement que les chevaliers ne doivent pas se laisser submerger par leurs sentiments. Il dirait sûrement à Milo qu’il a agi comme il fallait. Mais lui, Camus, avait-il agi comme il le prônait ? Lui qui avait ouvertement désobéi au pope pour sauver Hyôga. N’avait-il pas agi à des fins personnelles en agissant de la sorte ? A moins qu’il n’ait su la vérité… Et qu’ainsi il ait voulu accomplir son devoir envers Athéna sans trahir ouvertement tout le reste du sanctuaire…

Cette dernière pensée arrache un gémissement rauque à Milo : mais pourquoi n’a t-il jamais parlé à Camus de ses propres doutes ?

Ensemble, peut-être qu’ils auraient osé faire quelque chose… Et Camus, pourquoi ne lui a-t-il rien dit s’il se doutait de la vérité ? Parce que le devoir est plus fort que l’amitié, lui répond la voix de Camus au fond de lui-même. Et que son devoir était de servir le sanctuaire.

Le verre de Milo est vide. Il fait un vague signe au tavernier qui revient le servir immédiatement. Milo boit à nouveau. Mais l’alcool, déjà, n’a plus de goût. La chaleur du bar pèse brusquement sur ses épaules. De grosses gouttes de sueur perlent à ses tempes, il suffoque. Alors, toujours son verre à la main, Milo se lève et sort, suivis du regard par l’ensemble des clients de la taverne. Dehors, la nuit est fraîche. Bien plus fraîche que ce qu’il s’en souvenait. Milo hume l’air frais, reprend son souffle. Puis il marche au hasard. Machinalement, il cherche les étoiles, il cherche sa constellation. Le ciel s’est un peu dégagé, et quelques astres commencent à briller dans la nuit. Milo marche, il suit ses propres pas sans savoir où ils le mènent. Un peu comme il aurait du suivre son instinct il y a déjà trop longtemps.

Camus est mort.

Milo aurait pu le sauver.

Mais il ne l’a pas fait.

Camus est mort.

Et maintenant ?

Maintenant il n’y a plus rien à faire, rien à faire d’autre que pleurer, pleurer encore, regretter.

Milo ne peut même pas venger sa mort : il ne peut pas tuer Hyôga car ce serait trahir Camus une nouvelle fois ; il ne peut pas tuer Saga qui les a tous plongé dans cette folie, car il est déjà mort.

Il ne peut que pleurer.

De pensées en tourments, ses pas le mènent sur une petite colline qui surplombe et le sanctuaire et la ville d’Athènes dont les lumières brillent dans le lointain. C’est une petite colline isolée, rocailleuse, où nul ne vient guère. Mais Milo se souvient avoir admiré de nombreuses aurores ici, avec son ami Camus. Camus le fier, le généreux. Silencieux aussi car il n’avait besoin de paroles ni pour se faire comprendre, ni pour entendre les autres. Milo s’assoit sur une roche, tourné vers la mer dont l’immensité noire s‘étend à l’infini. Il boit à petites gorgées, le regard fixé vers l’horizon, attendant que le jour se lève. Il se replonge dix ans en arrière, quand Camus et lui venant ici pour la première fois s’amusaient à nommer toutes les étoiles du ciel. Il revoit ces scènes où deux amis de dix ans qu’avait uni la fatalité, repéraient chaque constellation et digressaient ensuite férocement sur ceux qui la représentait. Ils riaient d’Aldébarran et de son allure de colosse, de Shaka et de ses grands airs, de Shura et de sa fierté. Ils soutenaient Aiolia le banni dans sa quête de reconnaissance.

Plus tard, dans le même lieu, ils avaient souvent parlé de Hyôga et d’Isaac, les disciples de Camus. Ils parlaient aussi du peu de souvenirs qu’ils avaient de leurs enfances, ils parlaient de leurs entraînements, parfois même de leurs avenirs. Ils parlaient de tout et de rien. Et c’était bien ainsi.

Milo s’allonge sur la roche et fixe ses yeux sur le firmament, comme autrefois. La surprise le fait tressaillir : le ciel tout entier est comme tapissé d’étoiles. Toutes brillent de tous leurs feux. Milo cherche à nouveau sa constellation : elle est là impassible, comme pour le rassurer. Il se tourne alors vers le verseau. Il lui semble que celle-ci brille un peu plus que les autres. Qu’elle scintille d’une lueur étrange. Il lui semble qu’elle le regarde. Il se redresse sur un coude : non il ne rêve pas. Elle brille si fort que Milo ne voit bientôt plus que la constellation du verseau dans le ciel. Il se rassoit sur sa roche et sourit.

Camus est mort.

J’aurai pu le sauver…

Mais ce n’est pas ça qui est important…

Le devoir m’appelle…

Et il me commande de le remplir plutôt deux fois qu’une…

Tu as fait ton choix. J’ai fait le mien.

Camus, je lève mon verre à ta santé…

Fin.